En plein cœur de la crise, nous avons posé quelques questions à Emmanuel Fleig, directeur de la société Edita, l’éditeur du quotidien gratuit L’essentiel qui continue de paraître malgré des revenus publicitaires en berne. Il recommande également au gouvernement d’envisager des mesures pour soutenir le secteur des médias.
Comment se vit la crise chez L’essentiel? Comment vous êtes-vous adaptés?
Nous avons la chance d’avoir des équipes dynamiques et réactives qui se sont adaptées et s’adapte à cette situation inédite et historique. Aujourd’hui, entre 80 et 85% du personnel est en situation de télétravail ou congé spécial familial. Pour quelques rares fonctions pour lesquelles l’activité a été réduite à néant, nous avons du introduire des mesures de chômage partiel. Toutefois ça ne concerne que moins de 10% des effectifs. Nous sommes une dizaine à continuer à travailler au bureau chaque jour, notamment les journalistes qui assurent un travail exceptionnel en cette période. Je dois dire que toute l’équipe est soudée, solidaire, passionnée et motivée.
Alors que chez nos voisins Belges par exemple, les gratuits ont stoppé leur diffusion papier (manque de pub et d’audience dans les rues), vous avez décidé de maintenir l’impression et la distribution. Expliquez-nous pourquoi?
Tout de suite, il nous est apparu à tous évident de poursuivre l’édition de L’essentiel papier. Pour deux raisons principales: D’une part par respect pour nos lecteurs pour qui – en grande partie – nous sommes la principale voire l’unique source d’information. D’ailleurs, les nombreux messages de félicitations et de remerciements nous confortent dans ce choix qui n’a rien d’économique. Aussi par devoir, celui d’offrir une information de qualité, gratuite et inconditionnelle, disponible partout et sur tous les supports, y compris le papier. L’information est notre cœur de métier. Également par respect pour nos partenaires commerciaux qui peuvent s’appuyer sur nous pour leur communication. Bien entendu, nous avons adapté les conditions d’impression et de distribution. Comme toujours, le tirage est analysé et adapté chaque jour afin de tenir compte des changements d’habitude occasionnés par cette crise. Et ils sont nombreux. C’est un travail fastidieux mais nécessaire. Nos équipes chargées de l’impression et de la distribution ont rapidement pris toutes les précautions pour la manipulation des journaux, de manière à assurer leur protection et celles des lecteurs qui prennent nos journaux en mains. Tout est fait pour garantir le respect des règles sanitaires préconisées et des gestes barrières.
Les besoins de communication de la grande distribution par exemple restent importants, mais les revenus publicitaires ne permettent pas de compenser les coûts d’impression et de distribution du journal. Maintenir la diffusion papier n’est pas un choix économique, mais nous prenons très au sérieux cette mission proche d’un service public.
Y a-t-il encore des annonceurs pour supporter les coûts?
Oui, il y a encore des annonceurs dont les besoins de communication restent importants. C’est le cas de la grande distribution en général, et d’un acteur majeur en particulier. Et non, les revenus ne permettent pas de compenser les coûts d’impression et de distribution du journal. Mais pour nous, aujourd’hui la question principale n’est pas d’ordre financier, mais plutôt quel rôle occupe L’essentiel au sein du panorama médiatique et de la société luxembourgeoise. Par notre ligne rédactionnelle, notre couverture géographique et notre langue, nous informons de façon factuelle et divertissons la grande majorité de la population francophone du Luxembourg pour laquelle nous sommes devenus un média de référence. Nous prenons très au sérieux cette mission proche d’un service public.
Un mot sur les audiences digitales, qui atteignent des records?
C’est vrai, en tant que site d’information, nous enregistrons des records d’audiences, grâce au travail exceptionnel réalisé par nos journalistes, et du fait de l’intérêt du public pour le sujet du coronavirus. Nous avons récemment lancé un sondage auprès de nos internautes et il ressort que 89,8% des personnes ayant répondu sont satisfaites ou très satisfaites de l’information que nous délivrons quotidiennement. Mais je crois que parler aujourd’hui de performances, comparer nos audiences en termes de clients uniques, de visites ou de pages vues avec d’autres acteurs n’est pas le moment le plus approprié. D’ici quelques semaines, les résultats de l’étude Plurimedia réalisée par TNS Ilres avant cette crise du Covid-19 seront rendus publiques. C’est à ce moment que les discussions sur les performances de nos médias devront être analysées et commentées. En attendant, nous faisons comme à notre habitude au mieux pour continuer d’informer et de divertir nos lecteurs.
Certaines régies ont réagi en offrant leurs espaces publicitaires aux entreprises d’utilité publique. L’essentiel ne s’est pas positionné. Quelle est votre stratégie dans ce contexte particulier?
Plusieurs régies publicitaires qui représentent des médias bénéficiant de l’aide à la presse ont effectivement proposé gratuitement des espaces publicitaires. C’est une mesure « sympa » certes, mais répond-elle vraiment à un besoin de communication actuel? J’ai mon avis sur la question. Nous n’avons pas suivi cette tendance pour trois raisons toutes aussi importantes les unes que les autres. La première est purement liée à notre modèle économique. Nous sommes un média qui offre des informations pertinentes à ses lecteurs et qui se finance exclusivement par la vente d’espaces publicitaires sans bénéficier à ce jour d’aucune forme d’aide à la presse, ni directe, ni indirecte. La seconde, que nous soyons en période normale ou de crise, nous sommes à l’écoute de nos annonceurs et essayons de leur offrir un service sur mesure et personnalisé correspondant à leurs besoins de communication. Aujourd’hui et demain encore davantage, nous apporterons des solutions sur mesure à nos partenaires. Et je pense qu’ils savent qu’ils peuvent nous faire confiance. Enfin, pour tout ce qui relève de l’information et non pas de la communication, nos journalistes se font un devoir de couvrir de manière rédactionnelle les initiatives prises pour faire face à cette pandémie.
Le gouvernement a effectivement un rôle à jouer, sans doute du côté des annonceurs en les incitant à investir dans la publicité qui, on le sait, favorise par nature la relance de l’économie.
On s’attend à ce que les investissements pub soient considérablement faibles pendant quelque temps encore. Si vous aviez #UneIdéePourXavier, quelle mesure suggèreriez-vous au gouvernement pour soutenir le secteur?
Le gouvernement luxembourgeois a su prendre des mesures efficaces et cohérente pour soutenir l’économie dans sa globalité. Ensuite, il y a des cas particuliers dont nous faisons partie. Nombre de nos clients sont dans l’impossibilité de communiquer car tout simplement fermés. Les médias, à quelques rares exceptions près, sont financés par la publicité, avec une part plus ou moins importante en fonction du modèle économique retenu. J’invite donc le gouvernement à se pencher sur le secteur des médias et de la publicité à l’instar de ce qui a été fait en Italie et qui est également en discussion en Belgique ou en France (un crédit d’impôt pour inciter les annonceurs à communiquer dans les médias nationaux, ndlr). L’Autriche par exemple, a pris une autre mesure, en versant aux quotidiens une prime unique de 3,5 euros par exemplaire. Si les recettes publicitaires s’effondrent en avril, les perspectives pour les mois de mai et les mois qui suivent sont loin d’être encourageantes. La stratégie de déconfinement sera certainement longue et compliquée, et il y a fort à parier que les prochains mois seront très difficiles avec des pertes conséquentes de chiffre d’affaire pour l’ensemble des médias luxembourgeois. Le Gouvernement a effectivement un rôle à jouer, sans doute du côté des annonceurs en les incitant à investir dans la publicité qui, on le sait, favorise par nature la relance de l’économie. Ensuite, des mesures de soutien spécifiques seront indispensables et nécessaires pour permettre aux médias de traverser cette zone de turbulences dont la violence était franchement imprévisible. Et il a également un rôle à jouer auprès des acteurs du paysage médiatique: la crise actuelle doit être un catalyseur et permettre aux discussions autour de l’élargissement de l’aide à la presse à tous les acteurs luxembourgeois d’aboutir enfin.